Si la société polynésienne tend à s’occidentaliser au fil des siècles, elle n’en demeure pas moins fortement marquée par les traditions. L’industrialisation, le salariat et l’économie de marché ont nécessairement induit le développement d’une certaine forme d’individualisme. Toutefois la famille, ici entendue au sens de collectivité, semble résister à l’épreuve du temps.
Aussi, en dépit des apparences, certaines spécificités subsistent, à commencer par le fa’a’amu, l’adoption coutumière, largement répandue en Océanie.
Bien avant l’arrivée des Européens, les Polynésiens avaient instauré un système similaire à l’adoption qui consistait à confier son enfant à un parent proche. Cependant, la pratique revêt un caractère bien moins définitif et beaucoup plus informel ici, et ce, parce qu’il existe des différences significatives entre le noyau familial européen et le modèle polynésien.
La structure familiale mā’ohi s’articule en effet autour du principe de ‘utuāfare, de la valorisation de la famille au sens large et d’un lien indéfectible à la terre.
Contrairement au modèle nucléaire dominant en métropole, le modèle familial local repose ici sur deux notions essentielles que sont l’attachement à la terre d’origine et l’importance octroyée aux différents membres du clan. Comme évoqué dans notre article sur l’enterrement du placenta, la terre natale joue un rôle fondamental dans le développement identitaire de chacun. C’est elle qui unit les membres d’une même lignée, la tradition veut notamment que les membres d’un ‘āti (clan), cohabitent sur la même terre. Aussi, lorsqu’on évoque le concept de feti’i en Polynésie, on entend la famille au sens large.
Le ‘utuāfare se compose d’un ensemble d’individus unis par l’hérédité, le mariage ou encore l’adoption. Cette cellule se divise en trois pôles d’égale importance :
Quelle que soit l’île dans laquelle vous vous trouvez, il y aura toujours des éclats de rire, des enfants qui jouent sous le regard attendri d’une grand-mère qui ratisse sa cour. Les enfants jouissent d’une grande liberté et participent à la construction et à l’organisation de la famille.
Avant même la naissance, on peut se rendre compte du poids de cette structure familiale élargie. Par exemple, le choix du prénom revient aujourd’hui encore souvent aux grands-parents ou aux oncles et tantes.
Le nom (i’oa) est un moyen d’entretenir et de renouveler ces liens étroits au sein d’un même ‘utuāfare. L’enfant à naître se voit attribuer un prénom (i’oa na’ina’i). Lorsqu’il grandit, on lui donne un sobriquet (i’oa topa / i’oa ha’uti). Enfin, lorsqu’il se marie, ses proches donne un nom à son union (i’oa fa’atara), comme pour valider sa construction identitaire.
A présent que nous en savons plus sur les spécificités intrafamiliales et l’importance accordée à la solidarité, il est plus facile de comprendre l’origine du fa’a’amu.
Etymologiquement, le terme signifie « donner à manger », il s’agit donc d’élever, de nourrir l’enfant d’un proche.
Aux temps anciens, l’échange d’enfants était un véritable catalyseur. Au même titre que le mariage en Occident, il permettait notamment d’unir des familles, de consolider des alliances entre chefferies et d’assurer la paix. D’ailleurs, lors d’une défaite, les enfants des vaincus étaient souvent adoptés par le clan adverse.
Aussi, si la pratique existe depuis plus de cinq siècles, il est vrai que l’arrivée des Européens a contribué à son expansion. Les navigateurs ont apporté malgré eux un lot de maladies qui a décimé une grande partie de la population. Cette chute brutale de la démographie accompagnée d’une évangélisation grandissante ont bouleversé la société polynésienne. Les Mā’ohi ont progressivement mis fin aux infanticides pratiqués jusqu’alors et intensifié la pratique du fa’a’amu. L’idée était initialement de perpétuer les lignées, d’assurer une certaine continuité généalogique en l’absence de descendant naturel. L’important était de conserver cette idée de transmission, qu’il s’agisse du nom ou de la terre.
Si la colonisation et les bouleversements sociétaux ont significativement contribué à son évolution, le fa’a’amu n’est aujourd’hui toujours pas reconnu officiellement par la législation française.
La différence essentielle avec l’adoption plénière réside dans ce lien étroit qu’entretient l’enfant avec ses parents biologiques.
Si, à l’origine, l’adoption fa’a’amu servait à organiser la vie sociale et relevait de la sphère publique, les motifs de cette pratique sont aujourd’hui essentiellement d’ordre privé et répondent d’une volonté individuelle. Il n’est plus question de sceller une alliance ou de se procurer un héritier mais davantage d’encourager l’entraide, de consolider des liens amicaux et filiaux et d’instaurer un certain équilibre au sein de la famille.
Les parents biologiques vivant dans une certaine précarité peuvent par exemple choisir de confier leur enfant afin de lui offrir une situation plus favorable à son épanouissement et à la poursuite de ses études.
L’enfant peut également être confié à un couple qui rencontre des problèmes d’infertilité dans le but de valider leur statut d’adultes et de parents.
Au sein d’une même famille, les grands-parents choisissent parfois d’adopter leur mo’otua lorsque leur enfant est trop jeune pour subvenir à ses besoins, parce qu’ils éprouvent le désir de s’en occuper ou requièrent une certaine aide au sein de leur foyer.
Quel que soit le motif, l’adoption suppose une entente entre les parents adoptifs et les parents biologiques et ces derniers doivent pouvoir garder des liens avec l’enfant.
Dans les sociétés insulaires, accueillir un enfant, c’est lui tendre les bras sans pour autant les refermer sur lui. L’enfant peut aller comme bon lui semble au sein d’une même feti’i (famille), il reste libre tout comme ses parents biologiques peuvent choisir de se rétracter et d’en assurer la garde. C’est précisément cette notion de solidarité poussée à l’extrême et cette absence de caractère définitif qui sont souvent incomprises des Européens parce qu’elles révèlent d’importantes différences culturelles et sociétales.