Il bourgeonne un peu partout, s’épanouit en bord de route et s’étend de toutes ses feuilles pour former un charmant dédale tropical qui délimite l’enceinte de chaque fare ; le auti est incontestablement la vedette des jardins de Tahiti et ses îles. Il trône devant le seuil de nos maisons et occupe dans nos cœurs une place toute particulière.
Roseau des Indes pour les uns, Langue de Femme pour d’autres, cordyline ou encore épinard hawaïen, on lui concède un rôle ornemental dans de nombreuses régions mais, chez nous, on lui voue un culte ! Il pousse partout et pourtant, dès que résonnent les premiers coups de to’ere sur To’ata, il a une fâcheuse tendance à se volatiliser. Oui oui, il vous semblait bien avoir aperçu un auti mauve sur ce rond-point hier soir, c’est l’effet Heiva1…
La plante pullule sur l’ensemble des îles polynésiennes, au point que l’on en oublierait presque qu’elle est originaire de Chine. Introduite pour la première fois dans les serres d’Europe par Benjamin Torin en 1771, elle existe désormais sous plus de 13 variétés, des Marquises au Samoa.
Dénommée karokaro aux îles Fidji, elle est connue sous le nom de ti dans le reste du triangle polynésien. Au sein des îles de la Société, on distingue même le ti, les racines, du auti, qui définit l’arbuste à proprement parler.
Alors certes il pousse timidement mais ne vous fiez pas à son tronc frêle, le auti peut mesurer jusqu’à cinq mètres de hauteur une fois sa croissance terminée. Contrairement à la majorité des plantes insulaires, il n’est pas réputé pour son fruit mais bien pour ses feuilles, qui peuvent se parer de vert, de jaune ou de rose selon la variété.
S’il est si populaire en Polynésie, c’est parce que le auti s’est bien adapté au mode de vie local : un petit parterre, des rayons de soleil et quelques mots d’amour suffisent à son épanouissement. Les îliens apprécient tout particulièrement cette facilité d’entretien : une simple bouture et le voilà qui prend racine. Au bout d’un an, le pied peut tenir tête au mara’amu, au sel marin et aux attaques de crabes intempestives et croyez-nous, peu d’espèces peuvent se targuer d’en faire autant…
La légende veut que ce soit le dieu Taaroa qui fit don aux Polynésiens de cette plante aux racines gorgées du sucre afin de palier les périodes de sécheresse, en attendant que revienne la saison des pluies.
Cela peut nous paraître inconcevable quand on sait l’amour que les Polynésiens portent au uru et au taro mais autrefois, les habitants des îles leur préféraient le ti. Dans les années 20, le marché de Papeete était parsemé de ces petits tubercules en cubes, cuits à l’étouffée dans le ahima’a jusqu’au petit jour… Les enfants s’empressaient de suçoter la friandise tandis que les aînés s’en servaient pour sucrer leur thé. On avait coutume de déterrer de grosses racines, certaines pouvant peser jusqu’à 40kg, et de les laisser mijoter. Aujourd’hui, le ti n’en demeure pas moins apprécié mais on le réserve pour les grandes occasions, comme les mariages ou les fêtes religieuses. Les 20h de cuisson et l’indolence des îles auront eu raison de la racine de auti.
A Tubuai, en revanche, la tradition perdure. Les racines cuites sont aujourd’hui encore mélangées au taro dans la préparation du popoi pour en adoucir le goût. A Rapa, on laisse les racines crues infuser dans de l’eau bouillante avant d’utiliser la décoction pour sucrer les aliments.
C’est l’arrivée des matelots européens à la fin du XVIIIe siècle qui va donner une toute autre utilité au tubercule. Pour s’enivrer, les Maohi avaient pris pour habitude de mâcher la racine fraîche de ‘ava2 mais les baleiniers importèrent avec eux des techniques de fermentation jusqu’alors inconnues. Les locaux entreprirent ensuite de faire fermenter tout ce qu’ils avaient à disposition : oranges, ananas, fara, fei… Jusqu’à ce qu’ils ne découvrent que le auti présente un avantage non négligeable : l’abondance ! C’est ainsi que le ti passa de la marmite à l’alambic !
Très spirituels, les Polynésiens ont longtemps attribué une origine surnaturelle à la maladie. Violer un tapu3, commettre un crime ou s’attirer les foudres d’un ennemi revenait à s’exposer au courroux des dieux, que seules les incantations, prières et offrandes pouvaient apaiser. On accordait volontiers au auti des vertus surnaturelles comme celle d’atténuer la colère divine et de faciliter les desseins des hommes. A présent, j’imagine que vous comprenez mieux pourquoi les marae sont toujours parsemés de auti…
Aujourd’hui encore, la plante occupe une place prépondérante dans la médecine traditionnelle.
Pour soigner otites et otalgies, demandez donc aux matahiapo4 de vous concocter un ra’au tari’a : 2 poignées de feuilles de anuhe, une jeune tige de auti, 6 mōu’u et un peu d’essence de santal et le tour est joué. Inhalez le mélange et oignez le pourtour des oreilles ainsi que le sommet du crâne, vous sentirez une nette amélioration.
Le auti se trouve également être un anti-diarrhéique naturel, pour cela il faut hacher finement quelques jeunes feuilles, en extraire le suc et ajouter de l’eau de coco, boire un demi verre 4x par jour jusqu’à ce que vous vous sentiez mieux.
Enfin, pour soigner les abcès il est conseillé d’extraire le suc de dix jeunes pousses de auti et de dix boutons de tiare et d’appliquer le mélange à même la peau.
Rien de tel qu’un remède de grand mère naturel pour se rétablir !
Il ne faut jamais sous-estimer l’utilité du auti. Au temps des grandes migrations du triangle polynésien, c’était un peu le must-have à empaqueter dans sa pirogue… Les navigateurs n’embarquaient jamais sans emporter avec eux quelques pieds, pour s’assurer de partir sous les meilleurs auspices.
A leur arrivée sur la terre ferme, les prêtres s’empressaient de planter les arbustes en remerciant Maui de leur avoir permis d’arriver à bon port.
Quant aux rauti, les orateurs de guerre, ils étaient choisis pour leur éloquence et leur mépris du danger. Vêtus d’une simple ceinture de ti sacré, le Ti’ti, ils étaient chargés d’invectiver les adversaires et de stimuler les troupes. Le auti jouait alors un rôle fondamental dans la guerre, il permettait de distinguer les rauti mais servait également de drapeau blanc, façon locale. Pour proposer un armistice, les parlementaires s’approchaient avec un bouquet de ti à la main pour demander que cesse le combat.
Teuira Henry relate qu’à Tahiti « les longues feuilles brillantes, d’un beau vert ou d’un jaune éclatant, étaient portées par les orateurs, les guerriers et les sorciers dans l’exercice de leurs fonctions ».
Avec le temps, le auti a perdu de son pouvoir distinctif. Aujourd’hui, l’habit ne fait plus le moine mais le auti n’en demeure pas moins l’un des attributs phares de tout danseur qui se respecte. Il faut bien reconnaître que derrière chaque arbuste élagué se cache un danseur équipé…
Coupe-coupe, ciseaux, sécateur, choisissez votre arme, la chasse au auti est ouverte toute l’année et connaît un pic de recrudescence au mois de juillet !
En tapea titi, en taille, en corde, en jupe ou en couronne, le auti est probablement le végétal le plus prisé du Heiva. Facile à trouver, facile à planter, facile à récolter et à tresser, il présente tous les avantages qu’un danseur puisse rechercher à quelques jours de sa prestation. Avec sa couleur vert émeraude, il rehausse les teints hâlés et vient sublimer les mouvements saccadés.
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Que ce soit en ra’au, en plante d’ornement ou en couronne de tête, le auti est inextricablement lié à notre quotidien. De l’horticulteur au prêtre, en passant par le danseur ou le maître de cérémonie au simple bringueur, chacun lui trouve un intérêt qui lui est propre et lui concède une place de choix dans sa vie de tous les jours.
1: Concours de danse traditionnelle qui a lieu chaque année au mois de juillet – 2: Kava – 3: Tabou – 4: Grands-parents