Le bruissement des more, les respirations haletantes, une goutte de sueur qui perle sur un front et vient s’écraser dans le tumulte des to’ere. Le son trépidant des pahu puis plus rien, ou rien de plus que l’interaction entre un groupe et son public : des frissons sur la peau, des chants tout droit sortis des entrailles qui viennent faire rouler quelques larmes sur une joue…
Le heiva est un temps de partage, c’est la rencontre entre un chef de troupe et son auteur, la rencontre des corps, celle de la culture et du mouvement.
Ce mois-ci, je vous propose de revenir sur ma perspective et les origines de l’événement le plus attendu de Polynésie.
La christianisation des archipels par la Société missionnaire de Londres au début du XIXe siècle marque un tournant dans l’histoire de la Polynésie. Jugées indécentes, les manifestations culturelles sont prohibées et deux interdits sont édictés à l’encontre des « chansons, jeux ou divertissements lascifs » respectivement en 1819 par le roi Pomare II et en 1842 par la reine Pomare, tous deux fortement influencés par la religion.
Allant à l’encontre des mœurs de l’époque, le ori tahiti est lui aussi interdit en 1820. Dès 1847, les festivités du heiva sont tolérées à certaines conditions et dans des lieux spécifiques. Elles ne revoient véritablement le jour qu’en 1880, au travers du himene, le chant traditionnel.
L’idée était alors de fédérer les Polynésiens autour des célébrations du 14 Juillet. C’est là que nait le Tiurai (qui tire son nom de l’anglais « july »). Pas moins de trente groupes ont l’occasion de se produire mais l’événement se compose essentiellement de défilés militaires et de retraites au flambeau, l’esprit du heiva est encore loin.
Concernant la danse, il faudra attendre 1956 et l’initiative de Madeleine Moua, accompagnée de sa troupe « heiva », pour que l’événement prenne l’allure et l’ampleur qu’on lui connait aujourd’hui. Les robes missionnaires sont délaissées au profit de costumes traditionnels, les chorégraphies sont repensées, les gestes réinventés.
En 1985, Gaston Flosse, alors président de la Polynésie française, décide de rebaptiser le « Tiurai » en « Heiva i Tahiti » afin de mettre en exergue le tout nouveau statut autonome du territoire.
A présent, les festivités du heiva s’étalent sur plusieurs semaines et promeuvent la danse, le chant, la musique, le orero, l’artisanat et les sports traditionnels.
Jeudi 4 juillet dans les coulisses, pas moins de 120 personnes se tiennent main dans la main, le cœur battant : c’est le temps du recueillement, de l’anticipation et de la prière, le calme avant la tempête. On prend conscience de la chance que l’on a de s’être trouvés, d’avoir vécu cette expérience hors du commun et d’avoir l’opportunité de se représenter sur To’ata.
Le silence puis la frénésie de la scène. Les lumières qui réchauffent les corps, les corps qui se meuvent sous les applaudissements et toujours cet entrain, cette exaltation.
Crier sa joie, revendiquer sa langue, danser sa culture et se sentir vivant, être au monde… Voilà ce dont il s’agit.
Les Polynésiens sont réputés pour leur spontanéité et leur joie de vivre, ce qui explique sans doute leur inclination pour la danse et le chant. Le ori tahiti est une forme d’expression comme il en existe peu, comme une volonté d’extérioriser cette force indicible qui monte en soi dès que résonnent les premiers coups de to’ere.
Le heiva est un clair-obscur qui nait dans la pénombre d’un terrain vague et trouve son aboutissement sous l’éclairage de To’ata. La beauté de cet oxymore réside dans la préparation et le sentiment d’accomplissement qu’il inspire.
La ferveur, l’appréhension suivie d’un sentiment de plénitude indescriptible marquent la consécration de cinq mois de travail. Quelle que soit la catégorie, le heiva implique une préparation intensive : 3h de danse par jour, quatre à six jours par semaine. C’est côtoyer les mêmes personnes des mois durant jusqu’à ne plus vouloir se voir, et se manquer très vite…
Ce que le grand public ne voit pas, ce sont les difficultés de financement, l’organisation de tamure marathons, de bals, les ventes de poulet, les bleus, les soirées passées à répéter dans le noir et sous la pluie sur le gravier d’un parking… Ce sont les pareo mouillés de sueur, les paires de genouillères usées, les tensions, les moments de doute, toutes ces choses que l’on oublie très vite une fois sur scène et qui contribuent à rendre l’expérience plus belle encore.
Si tout l’intérêt réside dans le plaisir de danser, le heiva est aujourd’hui devenu une véritable compétition. Que l’on cherche à accéder au podium ou à passer du statut d’amateur à celui de professionnel, il est d’abord question de se dépasser soi-même et de viser l’excellence afin de fournir un spectacle de qualité. Faire en sorte que le spectateur ne voit que le résultat et que le danseur en oublie la préparation.
Le heiva ne se résume pas à la danse, c’est un art de vivre. Durant cinq mois, on occulte toute une partie de sa vie pour ne se concentrer que sur ce seul objectif. On délaisse les rassemblements familiaux, les happy hours en terrasse, les sorties à la plage pour répéter et confectionner ses costumes. Bien évidemment, vous pouvez toujours faire appel à une tatie douée de ses mains ou payer un costumier mais il serait dommage de passer à côté de cette expérience.
C’est aussi en réalisant son costume que l’on s’approprie sa culture, que l’on renoue avec la tradition et les méthodes ancestrales.
Vous pouvez faire comme moi et vous rendre chaque week-end à la costumerie pour commencer à préparer vos tenues en amont, bénéficier des conseils avisés des membres de la troupe et apprécier l’ambiance conviviale ou choisir de vous y prendre à la dernière minute si vous préférez travailler dans l’urgence. Quoi qu’il en soit, vous aurez votre dose d’adrénaline au moment de confectionner les végétaux donc privilégiez l’anticipation…
Au fil des semaines, on progresse, on devient plus agile de ses doigts, on s’entraide et on se découvre une certaine propension au rafistolage. Chaque danseuse a ses astuces : agrafer un morceau de kere trop épais, rajouter des tuteurs à une coiffe pour la maintenir en place, retirer la nervure ou chauffer à la flamme les feuilles de auti pour les rendre plus souples et brillantes… On ne nait pas danseuse, on le devient.
Avant d’entrer sur scène, nous attendons que se déroule la cérémonie du rāhiri, une tradition ancestrale servant de prélude à un événement. C’est un moment solennel, chargé en émotions, où sont présentés les membres du jury et les différents chefs de troupe. Tous s’engagent à se respecter et à faire preuve d’objectivité au cours de la compétition. Chacun est invité à déposer une feuille de bananier, en guise de symbole de paix et de respect, et quelques offrandes telles du miri ou des tiare tahiti.
Cette année, j’ai eu l’occasion de fouler le sol de To’ata pour la première fois, au sein de la troupe Hura Mai, qui fait son entrée dans la catégorie Hura Ava Tau (amateurs).
Apetahi Duchemin et son auteur Manini Voirin ont choisi de concevoir un spectacle fictif, haut en couleurs, portant sur l’arc-en ciel. Un thème qui porte sur la complémentarité des êtres et des éléments, la symbiose de l’homme et de la femme, du terrestre et du spirituel, du soleil et de la pluie qui forment l’arc-en-ciel de la vie.
Loin de s’arrêter aux jolies couleurs qui embellissent le ciel, le spectacle traite du rôle de chacun dans l’équilibre de toute chose. Aussi, l’arc-en-ciel est-il perçu comme un don des dieux aux hommes, un cadeau qui enjolive notre quotidien mais nous rappelle également à quel point il est important de préserver la nature et l’ordre des choses. Si les opposés s’attirent, la femme se charge d’apporter douceur, rondeur, voluptuosité et réconfort à l’impétuosité, la virilité et la fierté de l’homme. Elle vient attendrir son cœur comme on polit une pierre, lui fait prendre conscience qu’il lui faut mettre son orgueil (te’ote’o) de côté et retrouver cet équilibre. Le spectacle s’achève par la réunion de ces opposés.
La vie est une accumulation d’épreuves et de petits bonheurs : sans soleil, sans pluie, il n’y aurait pas d’arc-en-ciel.
Le heiva est un retour aux sources, une forme d’introspection, un moyen de se rapprocher de soi et de la nature. Aussi Madeleine Moua disait : « Je crois fermement que la danse est née de là, de ce battement des vagues, du bruit des vents. Le rythme de la nature n’est-il pas le plus vrai ? »
Photographies © Brigitte Grant & La Maison de la Culture