Un morceau de taro au beurre, un reste de poe et un bout de uru imbibé de mitihue, c’est comme ça qu’on aime à penser à l’arbre à pain ici, en Polynésie. Un tamara’a le dimanche midi ou le soir blotti sous la couette en pleine saison des pluies, c’est un peu notre madeleine de Proust made in Tahiti.
Il noircit sur les braises, il crépite dans la lueur du feu de bois et invite au rassemblement. Déguster un uru est toujours un moment de partage et de convivialité. 1 à 4kgs de gourmandise 100% locale.
Vous l’avez probablement croisé aux abords du marché de Papeete, en bord de route ou perché du haut de sa branche. S’il attise la curiosité des voyageurs et les invite à s’approcher d’un peu plus près, pour nous le uru c’est un peu comme le coco, on l’aime beaucoup mais de loin. On sait bien que mieux vaut éviter de se garer en dessous, conseil de Polynésien…
Présent dans la plupart des îles de l’Océanie, le uru peine à retrouver ses origines. Beaucoup lui prêtent une ascendance asiatique : d’aucuns disent qu’il proviendrait d’Indonésie, d’autres de Nouvelle-Guinée. Une chose est sûre, le uru est un grand voyageur, importé dans le Pacifique au cours des différentes migrations polynésiennes, il y a plus de 3 500 ans.
C’est en 1595 qu’il fut révélé au monde pour la première fois dans les journaux du navigateur Quiros, narrant son séjour aux Marquises. Plus tard, en 1776, c’est Forster qui en fit une description détaillée au cours des célèbres voyages de Cook.
Si beaucoup connaissent le roman de James Norman Hall et de Charles Nordoff ou gardent en tête certaines scènes de ses adaptations cinématographiques, peu se souviennent du rôle de notre uru dans l’Histoire britannique. Avouons-le, il a quelques peu été évincé par Marlon Brando et Mel Gibson…
En 1787, le HMS Bounty, une unité de la Royal Navy, met le cap sur la Polynésie avec le capitaine Bligh au gouvernail. Investi d’une mission par le roi Georges III, ce dernier est chargé de collecter des plants d’arbre à pain dans le but de les exporter vers les Antilles anglaises. L’entreprise consiste alors à fournir une nourriture bon marché aux esclaves des colonies.
Le 26 octobre 1788, le navire jette l’ancre à Tahiti et l’équipage parvient rapidement à collecter un millier de plants avec l’accord des chefs locaux.
Sur le chemin du retour, l’expédition se voit perturbée par des différends entre officiers, et notamment la décision de diminuer les rations d’eau accordées à l’équipage afin d’arroser les plants. Une mutinerie éclate et William Bligh accompagné de 18 marins se voient débarqués à bord d’une chaloupe. Après avoir erré pendant 8300km, ils parviennent à gagner l’île de Java et rentrent en Angleterre.
En 1792, le capitaine se voit confié une nouvelle mission et parvient cette fois à embarquer 2 126 pieds de uru qu’il implantera en Jamaïque, à St Vincent et à Ste Hélène. L’ironie du sort fera que le fruit sera boudé des Antillais qui lui préféreront la banane plantain.
Si l’on en croit mes excellentes observations de jardinière en herbe, l’arbre à pain commence à produire des fruits après 3 à 5 ans et sa production moyenne est estimée entre 50 et 200 fruits par an. Ce qui est bien avec le uru, c’est qu’il produit toute l’année et davantage encore entre novembre et février et d’avril à juillet. « Merci Jamy ! »
Bien qu’il prolifère dans l’ensemble du Pacifique, c’est en Polynésie qu’il est le plus cultivé, on le connait d’ailleurs sous plusieurs variétés comme le huero, le maohi, le puero ou le rare.
Si les Polynésiens ont un attachement si particulier au uru, c’est probablement parce qu’il leur a permis de survivre en période de disette et de sécheresse. C’est notamment à lui que les Marquisiens doivent leur robustesse légendaire.
Avec le riz et le taro, il fait aujourd’hui encore partie de l’alimentation de base des locaux. Mais notre pêché mignon, c’est de l’associer au corned beef et aux petits pois et de le manger avec les doigts !
Attendez, j’enfile ma toque et je suis à vous… « Alors Caroline, dites-nous, comment préparer son uru dans les règles de l’art ? »
Tout d’abord il faut le cueillir à maturité, lorsque la sève s’en écoule. C’est là qu’intervient souvent le petit papi du quartier, muni de son rou qu’il a savamment peaufiné au fil des années et de toute sa dextérité.
On en retire la tige et on le laisse reposer une nuit afin qu’il se vide de sa sève. Pour éviter de passer pour un amateur, mieux vaut faire quelques entailles en croix sur le pourtour du fruit pour éviter qu’il n’éclate durant la cuisson. Il vous suffit ensuite de le poser sur le feu et de le retourner régulièrement jusqu’à ce qu’il ne noircisse et qu’une fine pellicule de cendre ne se forme. Telle Khaleesi, vous pouvez alors le sortir du feu et commencer à l’éplucher.
C’est un peu moins épique mais vous pouvez également le poser directement sur la gazinière ; et si vous ne vous sentez pas de taille, vous pouvez toujours le bouillir, le rôtir ou le cuire à l’étouffée.
Intemporel, le uru s’adapte à toutes les époques : il se décline en frites, en gratin, en ragoût et même en farine, une alternative sans gluten tout à fait appréciable.
Enfin, si on vous a longuement parlé du bonbon cerette, le popo uru confit rencontre lui aussi un franc succès auprès des petits et des grands. C’est une délicieuse petite confiserie faite à partir de l’inflorescence mâle de l’arbre.
Les périodes de disette ont inculqué aux Polynésiens la nécessité de la conservation. Communément appelé mei dans les Gambier, le fruit de l’arbre à pain, une fois mûr, était raclé à l’aide d’un petit coquillage puis écrasé et enfoui dans une fosse souterraine, sous des feuilles de auti séchées. Cette bouillie porte le nom de tī’ō’ō, autrefois mieux connue sous le nom de mahi et peut se conserver environ un an.
Mais peut-être connaissez-vous mieux cette préparation sous le nom de pōpoi, lorsque la pâte est cuite au ahima’a avant fermentation.
Le dimanche matin, avant que l’on n’aperçoive le soleil poindre à l’horizon, se déroule un drôle de ballet au marché de Papeete. Chaque semaine, le même rituel, les mêmes exposants qui disposent leur étal en bord de route. Et là, au coin de la rue, quelques māmā qui s’affairent à installer d’étranges décoctions. Peut-être vous révéleront-elles le secret de leurs breuvages mais pour l’heure, levons le voile sur les vertus de l’arbre à pain.
Riche en fibres, en calcium, en amidon et en vitamine C, le fruit renforce les tissus de l’organisme et favorise l’assimilation du fer. Ses graines sont sources de protéines et de vitamine B1, connues pour favoriser la croissance ; tandis que ses feuilles sont riches en fer, en calcium et en vitamine C.
S’il cache plutôt bien son jeu, on a rapidement découvert au uru des propriétés cicatrisantes et anti-inflammatoires, on l’utilisait notamment en cas d’entorse, de foulure ou d’ecchymose. La décoction des racines sert à soigner les bronchites et à calmer l’asthme alors que les fleurs, une fois grillées et frottées sur les gencives, permettent de soigner les maux de dents.
C’est difficile à croire mais le uru a longtemps fait partie de la routine beauté des Polynésiens. Les hommes s’enduisaient les cheveux de sève tandis que les femmes la faisaient bouillir avec un peu de monoi dans une coquille de pahua (bénitier) avant de l’appliquer sur leur chevelure.
Le tumu uru est ancré dans le patrimoine polynésien. Son tronc a longtemps servi à concevoir des armes, des pirogues, des meubles et même des instruments de musique.
Le latex qui s’en écoule était utilisé pour attraper les oiseaux et s’assurer de l’étanchéité des pirogues que l’on calfatait à l’aide de sève et de fibre de coco.
Enfin, bien qu’il s’agisse d’un bois moins noble que celui du banyan, son écorce servait également à confectionner des tapa.
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L’arbre à pain tient une place primordiale au sein de la culture, la cuisine et la médecine locales. Les contes et légendes telle celle de Ruata’ata attestent de l’importance qui lui est accordée dans l’Histoire de la Polynésie.